LES îles Aléoutiennes sont les sommets crevant la mer d’une longue chaîne de montagnes sous-marines qui relient l’Alaska à l’U.R.S.S. par un invisible mur en forme d’arc. Cette digue immergée dresse, de l’Amérique à l’Asie, un barrage colossal entre les eaux tièdes du Pacifique et les eaux froides de l’Arctique qui ont réussi à se glisser par le détroit de Bering. Elles espèrent aller enfin réchauffer le long des plages californiennes leurs molécules glacées depuis le commencement des âges. Elles n’y parviendront jamais.
Le froid et le chaud se livrent bataille à la hauteur des îles dont le chapelet s’étire au milieu des tempêtes hurlantes venues du nord, des coups d’épaules énormes donnés par la masse tiède du sud, et des remous de la brume née de leurs affrontements, déchirée ou stagnante. Les Aléoutiennes sont situées, de l’autre côté du monde, à peu près à la latitude du Danemark ou du haut de l’Écosse. Au mois de juin, le jour y est interminable et blanc. La brume, illuminée d’en haut par le soleil perpétuel, couvre l’eau et les terres émergées d’un manteau de lumière traversé par les oiseaux de mer qui crient comme des chiens perdus et ne se couchent plus. L’avion qui transportait Jeanne attendait depuis cinq jours sur une base militaire d’Alaska qu’une éclaircie voulût bien se produire au-dessus de l’îlot 307. Jeanne ne savait pas où elle allait, ne savait pas où elle était. Elle n’avait pas reçu le droit de descendre de l’avion, qui n’avait pas de hublots. Elle n’entendait que le bruit du vent et des moteurs des autres appareils qui atterrissaient ou décollaient. Ses repas lui étaient servis et ses désirs exaucés, dans la mesure du possible, par un sous-officier cordial et bourru qui l’avait prise en charge six jours plus tôt sur le terrain militaire secret où elle avait suivi un mois d’entraînement de parachutiste. L’avion était un appareil de largage, peu confortable, dont la partie arrière comportait une couchette et un lavabo un peu spartiates. Jeanne avait posé quelques questions au sous-officier. D’abord son nom. Il avait répondu : « Mon nom c’est Walter. Vous pouvez m’appeler Walt. » Qu’est-ce qu’on attendait ? « Météo… » Où on était, où on allait ? Il avait répondu avec satisfaction : « Secret militaire ! » Ce secret l’emplissait, le nourrissait, le gonflait. Il était heureux de ne rien pouvoir dire, et plus heureux encore de ne rien savoir. S’il en avait appris davantage il serait redevenu ordinaire. Il devait aider Jeanne à sauter quand il recevrait le signal. Il ne voulait pas en connaître plus long.
Enfin, le mardi matin, il annonça que la météo était bonne et qu’on allait sans doute partir. Il revint une heure plus tard, et déclara que ça y était. Il boucla la porte, les moteurs se mirent à gronder, puis s’arrêtèrent. Le téléphone qui communiquait avec la cabine de pilotage grelota et clignota. La porte entre la cabine et la carlingue était condamnée. Walt décrocha le téléphone, dit « yes », écouta, dit « well », et raccrocha.
— Contrordre, dit-il à Jeanne. Faut attendre…
— Attendre quoi ?
— Attendre…
Il était militaire, il avait l’habitude des contrordres. Il s’assit et se mit placidement à manger un sandwich. Jeanne se força à devenir aussi calme que lui. Mais elle ne put manger.
Vers onze heures, le téléphone grelotta et clignota de nouveau. Walt décrocha de nouveau, dit de nouveau yes et well et raccrocha.
Au moment où il se tournait vers Jeanne pour lui annoncer «. on part », le premier moteur démarra. Un quart d’heure plus tard, l’appareil fonçait sur la piste comme s’il était poursuivi par des chiens d’enfer.
À l’altitude désignée, il mit le cap sur l’îlot 307.
Une petite éclaircie de trois mille kilomètres, que la pression chaude repoussait doucement vers le nord, atteignit l’îlot 307 de son bord nord-ouest déchiqueté, et l’engloba. L’îlot se situait presque à la pointe de l’archipel, vers le milieu de l’arc du massif sous-marin. Quand le ciel bleu l’entoura, les sirènes et les cornes de brume se turent, et les vaisseaux de guerre qui montaient la garde en rond autour de lui s’écartèrent au maximum de leurs consignes. C’était un troupeau gris de bâtiments de l’US Navy, de tous tonnages, répartis en trois cercles concentriques. Par bonne visibilité, les trois cercles de chiens de garde tournaient lentement autour de l’îlot, les deux premiers dans le sens des aiguilles d’une montre, le troisième, composé des bâtiments les plus rapides, en sens contraire. Par temps de brume, trop fréquent au gré des responsables de la veille, qui en devenaient enragés, les trois cercles se resserraient et réduisaient leur allure, naviguant au radar et hurlant de toutes leurs sirènes. Les collisions étaient fréquentes, généralement sans gravité.
L’escadre de garde était commandée par l’amiral D.H. Kemplin. Il avait pris son commandement le 1er mars et espérait être bientôt relevé, car il ne pouvait plus supporter la tension nerveuse perpétuelle et la monotonie atrocement vide de sa tâche. Les consignes, émanant directement du président des États-Unis, et répercutées à tous les commandants d’unités, étaient de détruire par le feu, après sommations, toute personne tentant de quitter l’île et ayant franchi la double ligne du réseau de bouées rouges qui l’entourait à environ cent mètres au large comme une frontière en pointillés. Ces bouées étaient munies de radars, de sonars, et de détecteurs à infra-rouge. Les bâtiments de l’escadre avaient été dotés de lance-flammes de longue portée et de grande puissance. Les ordres étaient de détruire non seulement le fugitif, mais aussi son embarcation et tout ce qu’elle contenait. Devait être traité de la même façon tout animal, objet, débris flottant, en provenance de l’île. Les deux vedettes rapides qui patrouillaient entre les trois cercles de navires avaient reçu un canon-laser qui pouvait vaporiser la mer, au point d’impact, à trois mille degrés. Et du petit porte-avions Algonquin, un des plus anciens de la Navy, qui croisait au large, et qui avait été doté d’un système ultra-moderne d’appontage sans visibilité, décollaient à tour de rôle des hélicoptères et des avions tous-temps, qui tournaient au-dessus des bouées vingt-quatre heures sur vingt-quatre et quelle que fût la météo. Ils étaient bourrés de napalm.
L’amiral pensait que pesait sur lui la responsabilité de la sécurité d’un centre militaire ultra-secret de recherches atomiques. Les officiers et les matelots, et tous ceux qui de près ou de loin connaissaient l’îlot 307 et sa situation particulière partageaient la même croyance. C’était en effet dans les profondeurs de cet îlot qu’aurait dû avoir lieu l’explosion souterraine qu’Eisenhower avait annulée après la visite de Nehru. L’opinion des équipages était que des savants étaient en train de préparer là une nouvelle arme qui allait reléguer la bombe H au rang de pétard.
De temps en temps deux ou trois « chalutiers » soviétiques s’approchaient des bâtiments américains, sans prendre la peine de camoufler leur infrastructure de détection ultra-moderne. L’escadre vit même arriver, plusieurs fois, une grande «jonque » chinoise, sorte d’étonnant bateau de pêche à voiles et à moteurs qui, d’après la façon dont elle tenait tête au gros temps, était certainement autre chose que ce qu’elle paraissait. Ces « curieux » furent immédiatement signalés à Washington, d’où, dans les minutes suivantes, arriva l’ordre de ne pas s’occuper de ces bâtiments.
Aucune tentative sérieuse de franchir les bouées, de l’île vers le large, n’avait jamais eu lieu. Pourtant, lorsqu’il faisait beau, on voyait parfois sortir d’un chenal qui s’enfonçait dans un tunnel une, ou deux, ou même toute une flottille de barques blanches, surmontées d’une sorte de couvercle qui les rendait absolument hermétiques. Les couvercles étaient transparents, mais polarisés, et il n’était pas possible de voir qui était à l’intérieur. Elles jouaient sur l’eau comme une bande de canards blancs, tournaient, allaient, venaient, bouclaient le tour de l’île mais à deux reprises seulement une d’elles essaya de franchir la première ligne de bouées, plus par jeu ou par inadvertance, semblait-il, que dans une véritable intention de gagner le large. Au premier avertissement lancé par les haut-parleurs, elle regagna les eaux permises.
La Flotte montait la garde, inlassablement, depuis dix-sept ans, contre un danger qui semblait ne pas exister. Il ne se passait rien, mais l’alerte devait être permanente, et des exercices constants empêchaient les équipages de sombrer dans l’inattention. De temps en temps, une bonne collision dans la brume créait enfin un incident qui permettait à chacun de laisser gicler ses humeurs.
Ce mardi matin, quand l’amiral Kemplin vit enfin partir en grandes écharpes déchirées la brume qui noyait son escadre depuis une semaine, il jura de soulagement, et se fit aussitôt transporter à bord du T.T. 314, un bâtiment de transport qui attendait depuis quatre jours de pouvoir débarquer sa cargaison, et dont l’arrivée, le vendredi précédent, en pleine purée de pois, n’avait pas rendu la situation plus agréable…
Le bâtiment fit face à l’île, s’approcha au plus près des bouées, et stoppa. C’était la procédure habituelle. Sur l’île, la porte de la colline s’ouvrit. L’amiral, une fois de plus, regardait la terre, dans l’espoir d’apercevoir enfin quelque chose d’inhabituel. Vue de la passerelle du transport, l’île offrait l’aspect d’un petit plateau rocheux, dominé en son centre par une double colline grise dont le profil rappelait le dos d’un chameau. Vue du sud, la colline ressemblait à la moitié d’une poire, côté queue, celle-ci figurée par la grande antenne complexe qui dominait tout le paysage.
Les deux bosses grises du chameau avaient été réunies, dès avant 1955, par un ensemble architectural de ciment blanc, qui devait servir à la fois de superstructure aux installations souterraines, et de lieu d’habitation aux membres de la mission atomique et peut-être aussi, par l’épaisseur de son béton, de rempart contre les fuites accidentelles de radiations, et même de test de résistance à l’explosion.
Kemplin, qui avait « débarqué » en Algérie quand il était jeune officier, trouvait que, vue de l’ouest, d’où il la regardait, cette construction, solidement ancrée de part et d’autre dans les rochers des deux bosses, rappelait une petite ville arabe, en plus compact. C’était un composé désordonné, mais non sans harmonie, de cubes et de sphères qui se compénétraient et se superposaient jusqu’à l’altitude des sommets de la colline, sans rue, sans portes, et sans fenêtres. La seule ouverture visible, assez grande pour laisser passer de front trois camions, était située au pied de la bosse nord, face à l’ouest. Elle était fermée par un bloc de ciment qui roulait sur des rails pour ménager une entrée plus ou moins grande. Une large route asphaltée reliait la porte au petit port construit sur l’épaulement d’un cap rocheux, à l’abri des vents du nord. Au sud du port s’étendait une plage de gravier noir sur laquelle était échouée une vieille péniche de débarquement.
Le bloc de béton glissa, ouvrant la porte de la colline, et l’habituelle caravane de camions, de jeeps et de grues en sortit et se dirigea vers la plage. Les véhicules, peints de couleurs vives, étaient, comme chaque fois, ruisselants. On eût dit qu’ils sortaient de la mer. Ils étaient conduits par des hommes en combinaisons blanches hermétiques surmontées de casques sphériques transparents à système respiratoire autonome.
L’avant du transport s’ouvrit et s’abaissa comme un pont-levis. Une énorme péniche gonflable à fond plat roula jusqu’à la mer. Elle était chargée de caisses métalliques soudées, de toutes dimensions, bien arrimées.
Son moteur lancé, son gouvernail fut bloqué en direction de l’île, et elle fonça vers le rivage, bousculant les bouées. Personne n’était à bord. Elle s’échoua en toussant sur la plage où les hommes blancs l’attendaient. Une grue la tira au sec cependant qu’une autre commençait déjà à transborder son chargement dans un camion. Comme tous les véhicules de l’île, les grues fonctionnaient sans bruit. Leurs moteurs étaient sans doute électriques. Ou peut-être, supposait Kemplin, peut-être atomiques, pourquoi pas ?
De ses mains gantées, sans plus y penser, il se donnait des gifles sur le visage et sur le cou. Les moustiques étaient la plaie de l’été aléoutien. Si on respirait un peu fort, on en recueillait plein les narines.
Deux autres péniches avaient suivi la première. Il y avait maintenant sur elles tout un grouillement d’hommes de l’île en train de les dépecer, comme des fourmis blanches découpant des hannetons avant d’en transporter les morceaux dans les profondeurs de la fourmilière. De temps en temps, l’un d’eux s’arrêtait et faisait vers le transport un grand signe d’amitié, auquel les matelots répondaient par des gestes analogues et des plaisanteries. L’avant du bâtiment se referma lentement. Les trois péniches vides ne regagneraient pas le bord. Elles seraient dégonflées et transportées à l’intérieur de ce que les officiers et les marins avaient pris l’habitude de nommer « la Citadelle ». Rien ne revenait jamais de l’île.
Le transport fit demi-tour et mit cap au sud, tandis que la vedette qui avait amené l’amiral le ramenait vers le destroyer qui battait sa marque. La vedette contourna l’île par le nord.
L’extrémité de la colline s’enfonçait à pic dans la mer, dont le fond était en cet endroit d’environ deux mille mètres. À cent mètres au-dessus de l’eau s’ouvrait dans la paroi du rocher une sorte d’égout suspendu, égout ou plutôt cratère, car il ne rejetait que des déchets incandescents, matières informes portées à des températures considérables, qui, au bout de leur longue chute, faisaient encore bouillir la mer. La paroi de la colline, le long de leur trajectoire, était devenue noire.
Au mois de janvier 1969, au cours d’une brève journée d’hiver, un matelot de garde, qui regardait vers l’île à la jumelle, avait vu s’entrouvrir la grande porte de la colline, et en sortir un enfant. Ou plutôt une enfant. Il en était sûr malgré la distance.
C’était une fille. Elle était nue et dorée comme si elle revenait d’un été en Floride, avec de longs cheveux blonds presque blancs et des seins nouveaux qui lui poussaient.
Elle fit quelques pas au-dehors en courant, s’arrêta, leva le visage puis les mains vers le ciel, et se mit à danser sur place une sorte de danse de joie. Deux hommes sans combinaison sortirent vivement de la Citadelle, et ramenèrent l’enfant à l’intérieur. Elle se laissa faire en riant.